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Les influenceurs, un filon "inestimable pour les lobbies aériens" 🔑

Interview de Garance Bazin (Anthropologue) et Saskia Cousin (sociologue du tourisme)


La montée en puissance des réseaux sociaux a fait émerger de nouvelles figures sur la scène publique : les influenceurs. Ces personnages ont contribué à façonner le monde du voyage actuel, à coup de posts, images et vidéos en tout genre. Greenpeace a voulu évaluer les imaginaires, pouvoirs et liens avec l'industrie aérienne de ces influenceurs. L'ONG a confié l'étude à deux anthropologues Garance Bazin et Saskia Cousin de l'Université Paris Nanterre.


Rédigé par le Jeudi 23 Novembre 2023

"Les influenceurs qui sont sponsorisés par l’industrie sont plus visibles, parce que leurs images de pays lointains sont considérées comme désirables," selon Saskia Cousin - Depositphotos @Syda_Productions
"Les influenceurs qui sont sponsorisés par l’industrie sont plus visibles, parce que leurs images de pays lointains sont considérées comme désirables," selon Saskia Cousin - Depositphotos @Syda_Productions
TourMaG.com - Courant octobre, vous avez publié une étude sur les influenceurs voyages. Au-delà de la simple commande de Greenpeace. Pourquoi s’intéresser aux publications des influenceurs ?

Garance Bazin :
Les réseaux sociaux prennent une place grandissante dans notre quotidien, et participent à la création de nos imaginaires, surtout chez les nouvelles générations.

On sait que 39% des Français consultent des comptes spécialisés dans le voyage, et que 34% des jeunes utilisent Instagram pour choisir leur prochaine destination de vacances.


Une fois ce constat posé, il est essentiel de nous pencher sur ces personnes influentes qui ont un rôle majeur dans la détermination des déplacements qui seront vus comme désirables ou non.


Réseaux sociaux : "trop d’originalité ne rencontrera pas de succès"

TourMaG.com - Découvriez-vous ce milieu ?

Saskia Cousin :
A partir de 2010, j’ai coordonné un programme avec des collègues datascientist et géographes sur les images et commentaires en circulation, notamment sur Instagram.

On travaillait moins sur les producteurs et le contenu des images que sur les traces temporelles et géographiques qu’elles constituaient.

J’avais toutefois été marquée par la répétition des images – ce n’est pas nouveau, on refait toujours les mêmes images. Mais c’est l’accélération de cette répétition, la concentration pour certains qui est marquante.

A lire : Saskia Cousin (Sociologue) : "Ce n’est pas parce qu’il y a moins de tourisme international qu’il y aura moins de voyage"

Les influenceurs ont toujours existé, à toutes les échelles. Et des gens ont toujours été rémunérés pour pousser d’autres à agir d’une certaine manière. C’est le principe de la publicité.

Les influenceurs sur Instagram sont un peu différents, car ils se présentent comme indépendants, on a l’impression qu’ils relaient leur point de vue personnel. Certains le font, mais ils n’ont pas les mêmes capacités financières, et donc de relais et d’exposition, que ceux qui sont "rachetés" par divers marchands, dont l’industrie aérienne.

Les influenceurs voyages sont d’une certaine manière les avatars marchands de la démocratie touristique qu’on avait cru voir s’installer au début des années 2000 : lorsque les experts apparaissaient " vendus" aux offices de tourisme, et qu’on pensait qu’il valait mieux se fier à celles et ceux qui étaient de "vrais voyageurs".

C’est ainsi que Tripadvisor s’est imposé : en monétisant les avis des voyageurs tout en racontant que leurs points de vue reflétaient "la sagesse collective", par exemple lors de son partenariat avec les sites mondiaux de l’Unesco.


Garance Bazin : Instagram est un milieu où l’image règne en maître, plus que sur d’autres plateformes où des profils influents ont pu émerger.

L’aspect photogénique d’une destination y est capital si l’on veut toucher le plus grand nombre, ainsi on voit d'autres facettes du voyage comme la rencontre ou la langue.

Ces dimensions pourtant présentées comme importantes sont reléguées au second plan, voire absentes des profils. Plus un influenceur a “fait” de pays, ce terme soulignant bien la dimension de consommation, plus il est reconnu.

Connaître une région ou un lieu plus en profondeur que le temps d’une visite et de quelques photos est rare, ou du moins peu mis en avant. Les déplacements sont nombreux, les souvenirs postés sont souvent des clichés magnifiques, mais la connaissance reste superficielle.

Les influenceurs se connaissent, se suivent, s’imitent sans doute. Chacun doit faire sa version du cliché à la mode, celui devant un champ de lavande par exemple en juin.

Il faut se montrer devant un paysage désirable et reconnaissable, affirmer par la photo qu’on fait partie de ceux qui y sont allés.

C’est donc un milieu mimétique, où trop d’originalité ne rencontrera pas de succès auprès de l'algorithme qui pousse à la répétition. Le voyage peut y être réduit à un tour, une grille de cases à cocher, et laisse moins de place à la dimension de l’altérité.

Influenceurs : "Ceux qui ont le plus de succès sont ceux qui n'ont pas remis le déplacement aérien en question"

TourMaG.com - En moyenne, comment les influenceurs imaginent-ils le voyage ?

Garance Bazin :
Il est difficile de faire des généralités, il existe bien sûr plusieurs types d’influenceurs.

Ceux qui ont le plus de succès cependant sont encore ceux qui n’ont pas remis le déplacement aérien en question. Ils collectionnent les petits drapeaux dans leurs descriptions ou leurs “story à la une”, passent peu de temps à chaque endroit, mais vont dans les lieux les plus emblématiques.

Ils semblent suivre une carte pré-établie des déplacements intéressants, mais ne mentionnent pas ou peu la langue et les populations.

Ils se lèvent aux aurores pour prendre des photos d’eux dans des lieux vides d’autres humains, et diffusent une vision assez individualiste du voyage, soit solitaire, soit en couple, parfois avec enfant(s).

Instagram n’est pas une plateforme particulièrement adaptée à la profondeur, il faut que tout aille vite, soit sensationnel et percutant. C’est sans doute ce qui a influencé ces individus dans la manière dont ils présentent leurs voyages.

Ce n’est pourtant pas une fatalité, avec des profils qui vont à la rencontre des autres et prennent le temps de connaître les endroits qu’ils traversent, comme Les Marioles Trotters ou Artisans de demain.

D’autres développent une vision du voyage plus diverse sur d'autres médiums comme YouTube ou leurs blogs, s’émancipant du format Instagram qui force à la simplification.


Saskia Cousin : Pour savoir ce qui est dans la tête d’un influenceur, comment il "imagine le voyage", il faudrait en discuter avec lui – on serait sans doute étonné.

Regarder ses images et commentaires nous informent d’abord sur l’influence qu’il a envie d’avoir, ce qu’il imagine être le voyage socialement désirable, ou encore, plus prosaïquement, ce qu’il est payé pour relayer.

Les influenceurs "sponsorisés par l’industrie aérienne sont plus visibles"

TourMaG.com - L’une des conclusions de l'étude de Greenpeace est que les influenceurs voyages valorisent l’hypermobilité aérienne. Êtes-vous étonnées des conclusions du rapport ?

Garance Bazin :
Pas vraiment, il suffit de parcourir les profils les plus suivis pour voir l’importance de l’avion dans les publications, l‘émoji avion étant très régulièrement utilisé comme synonyme de voyage.

Ces profils multiplient les partenariats avec l'industrie aérienne, il est normal qu’ils recyclent les codes de ce milieu dans leurs publications sponsorisées. Il est aussi attendu qu’ils encouragent à partir plus loin et plus souvent lorsque les compagnies aériennes sont leurs sponsors fréquents.


Saskia Cousin : c’était malheureusement prévisible.

A lire : Tourisme durable : l’influence responsable en 3 étapes

Ceux qui sont sponsorisés par l’industrie (ils ne le sont pas tous) sont plus visibles, parce que leurs images de pays lointains sont considérées comme désirables, et aussi parce qu’ils ont les capacités financières de mettre en avant leurs contenus.


TourMaG.com - Les publications des influenceurs sont majoritairement sponsorisées, donc est-ce que les publications sont un révélateur de ce que pensent ces personnes ?

Garance Bazin :
Dans notre étude basée sur les publications de 36 influenceurs voyages parmi les plus suivis en France, nous sommes remontés sur un an de publications de juin 2022 à juin 2023, et avons compté 48% de contenu sponsorisé.

Ce n’est donc pas la majorité, même si ce chiffre est loin d’être anodin.

Ce que pensent les individus finit néanmoins par transparaître, ne serait-ce qu’à travers le choix des partenariats. Le modèle économique de cette profession d’influenceur sous-entend la nécessité des partenariats, mais quels produits sont mis en avant reste révélateur.

Cela laisse également 52% de publications qui ne sont pas de la pub, donc une place assez conséquente pour faire connaître sa personnalité à ses abonnés, ce qui est généralement ce qui retient ces gens sur leurs profils. Il ne faut pas oublier que ces proportions varient beaucoup d’un profil à l’autre, certains n’ayant que 14% de publicités, et d’autres 73%.

Un profil constitué uniquement de publicité ne parviendrait pas à former un lien avec son audience, c’est donc un équilibre à maintenir pour rester authentique et aimable malgré la publicité.

Le nombre de partenariats, sauf s'il est particulièrement élevé, a peu de lien avec l’engagement militant, les publicités pouvant aussi être vertueuses et ne pas promouvoir un modèle dépassé.

Les influenceurs "représentent une faille inestimable pour les lobbies aériens"

TourMaG.com - D'après l'étude "sur Insta, les influenceurs font des posts qui ressemblent à s’y méprendre aux publicités du secteur aérien". Est-ce que comme le secteur pétrolier, l’aérien a pris conscience de la brèche que représentent les réseaux sociaux pour faire du lobbying ?

Garance Bazin :
Bien entendu. La publicité classique est soumise à un jury de déontologie publicitaire (JDP) qui retoque certaines publicités jugées mensongères, ou en inadéquation avec l’urgence climatique, comme c’est arrivé avec une publicité d'easyJet en 2022, ou une autre de Transavia la même année.

Le milieu de l’influence est pour le moment exempt de ce genre de règles, des influenceurs peuvent donc encourager leurs abonnés à partir à Séoul pour 48h grâce à la promotion d’une compagnie, ou à New York pour 36h, sans avoir rien à craindre en termes de sanction pénale.

Ils peuvent aussi propager des informations parcellaires uniquement émises par le milieu aérien sur l’impact carbone de l’avion, comme Tibo Inshape, puis plaider l’incompréhension ou ignorer les critiques. Ils ne sont pas encore concernés par les règles comme celles qui régissent la presse ou la télévision.

Ces personnes représentent donc un recours inestimable pour les lobbies aériens.

Réseaux sociaux : "Il faut une loi "Nuit gravement à la planète !""

TourMaG.com - Faut-il une régulation des réseaux sociaux ou pénaliser ces contenus ?

Garance Bazin :
Comme le mentionne Greenpeace à la fin du rapport, il serait nécessaire de faire une “Loi Evin Climat” avec l’interdiction de toute publicité et partenariat sponsorisé pour les activités les plus émettrices, notamment le milieu aérien.

Cela concernerait la publicité classique, mais aussi les réseaux sociaux.

Les entreprises climaticides comme Shell peuvent encore faire appel à des influenceurs pour faire la promotion d'un nouveau carburant, ce qui est un non-sens après l’été de tous les records que l’on vient de vivre.


Saskia Cousin : Les collectivités et sites photographiés devraient avoir la possibilité de faire retirer les images les concernant. En bref, un droit à l’image collectif des sites, lieux promus.

Par ailleurs, oui il faut une loi "Nuit gravement à la planète !".


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Commentaires

1.Posté par PAT44 le 23/11/2023 09:41 | Alerter
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Etude intéressante de l'Ademe : Selon l’ADEME, l’aérien représente 41% de l’empreinte carbone du secteur touristique

Et pour le reste : transport sur place, restauration, activités sur place ... Greenpeace ne propose que de taxer l'aérien

2.Posté par Lucien Tourviel le 24/11/2023 12:06 | Alerter
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Ce fut l’un des derniers coups de griffe distribués par Umberto Eco, peu avant sa mort. En juin 2015, l’auteur du Nom de la rose se lâchait à propos des réseaux sociaux lors d’une rencontre avec la presse, à Turin : « Les réseaux sociaux donnent la parole à des légions d'idiots qui ne parlaient auparavant que dans les bars après un verre de vin, sans nuire à la communauté. Ils étaient immédiatement réduits au silence alors qu'ils ont désormais le même droit à la parole qu'un lauréat du prix Nobel. C'est l'invasion des imbéciles. »

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