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Brittany Ferries : "Le Brexit nous a déjà coûté 100 millions d'euros !"

Interview de Christophe Mathieu, DG de Brittany Ferries


Depuis le 1er février 2020, le Royaume-Uni en prenant ses distances avec l'Union européenne, est redevenu une île. Si, pour le moment, les conséquences dans le tourisme sont plutôt mineures, il est toutefois des acteurs qui s'inquiètent de l'issue des négociations entre l'Europe et le gouvernement de Boris Johnson. Brittany Ferries fait partie de ceux-là... L'entreprise bretonne possède une triple casquette qui l'expose trois fois plus aux conséquences positives comme négatives du Brexit. Entretien avec Christophe Mathieu, le directeur général de Brittany Ferries.


Rédigé par le Mercredi 19 Février 2020

"A partir de 2021, nous sommes dans le flou complet" d'après Christophe Mathieu le DG de Britanny Ferries - DR
"A partir de 2021, nous sommes dans le flou complet" d'après Christophe Mathieu le DG de Britanny Ferries - DR
TourMaG.com - Comment se déroule ce début d'année post Brexit chez Brittany Ferries ?

Christophe Mathieu :
Depuis le référendum, nous avons déjà pâti de la baisse de la livre sterling, puisque nous avons comme caractéristique d'avoir plus de recettes en livres et de coûts en euros.

Pour les saisons 2017 et 2018, nous n'avions pas noté de baisse d'activité, sauf que depuis 2019 les activités passagers mais aussi le fret ont baissé de 5%. Malheureusement, ce ralentissement se poursuit en 2020.

Depuis le début d'année, malgré un sursaut ces dernières semaines, nous sommes revenus au même niveau que celui de l'exercice précédent, donc nous avons toujours cette baisse de l'activité par rapport à la période antérieure au Brexit.

TourMaG.com - Les passagers anglais viennent donc moins en France, et pas l'inverse ?

Christophe Mathieu :
En effet, notre spécialité fait que 85% des passagers sont britanniques, donc la baisse est plus marquée de ce côté.

Ce n'est pas faute de vouloir développer le marché hexagonal, 15% de Français ce n'est pas 0%, mais structurellement les flux touristiques viennent du Nord et vont vers le Sud de l'Europe.

Sur la saison 2019, à la lumière des statistiques que vient de publier le gouvernement britannique sur les mouvements de sa population à l'étranger, nous remarquons encore une fois que la France baisse plus que d'autres destinations.

Le Brexit est certes une explication, mais il existe une tendance lourde, vieille de 15 ou 20 ans, avec une France qui perd inexorablement des parts de marché outre-Manche.

"A partir de 2021, nous sommes dans le flou complet"

TourMaG.com - Cette baisse de l'attractivité française résulte-t-elle du coût des vacances ou d'un manque de promotion de la destination ?

Christophe Mathieu :
Je vais vous faire une réponse de Normand : ce n'est pas un paramètre, mais un ensemble de paramètres.

Des destinations se sont développées ces 20 dernières années, il y a aussi un phénomène d'usure, car à un moment donné, les gens cherchent de nouveaux lieux.

Il y a aussi le fait, nous le regrettons toujours, que la France n'investisse pas autant que d'autres pays pour faire sa promotion à l'étranger. Sans compter que l'image de notre pays est aussi écornée dans l'esprit de certains.

Comme vous pouvez le voir, l'explication est multiple.

TourMaG.com - Le Brexit, jusqu'en 2019, n'était pas spécialement un frein à votre activité ?

Christophe Mathieu :
Non, il y a des tendances lourdes, comme la montée en puissance des compagnies aériennes low cost, mais il a son influence.

Pendant l'année 2019, nous avons eu deux campagnes, notamment médiatiques, sur deux pré-Brexit durs avec des supposées difficultés pour voyager dans la zone européenne.

Cela n'a pu avoir qu'un impact négatif sur les Britanniques. Nous suivons tout ça de très près, les négociations vont durer plusieurs mois et ce n'est qu'à l'issue de l'ensemble que nous saurons exactement ce qu'il en est.

TourMaG.com - Il y a donc des conséquences sur le trafic, mais vous attendez-vous aussi à des conséquences d'ordre administratif ?

Christophe Mathieu :
Comme vous le savez, nous sommes dans une période neutre, avec aucun changement pour les touristes.

Nous pouvons penser que, avec le regain de réservations nous permettant d'être à peu près au niveau de 2019, les Britanniques ont bien compris la situation. En tout cas, nous avons tout fait pour leur faire savoir que rien ne changeait.

En revanche, en fonction de l'issue des négociations qui en sont à leurs prémisses, sur le fameux accord de libre-échange à partir de 2021, nous sommes dans le flou complet.

Aujourd'hui, personne ne connaît les futures procédures et la nature du possible accord.

TourMaG.com - Il vous est impossible d'anticiper ?

Christophe Mathieu :
Dans les épisodes précédents, nous avons beaucoup travaillé, notamment le cadre d'un possible Brexit dur. Cela peut paraître étrange, mais ces mesures vont peut-être devenir pertinentes, car il y aura surement des procédures qui n'existaient pas précédemment.

Nous avons créé des passerelles avec les douanes et les autorités, même si nous ne savons pas à quoi nous attendre.

Après, concernant les passagers, a priori il est acquis et acté que l'Union européenne ne demandera pas de visa aux Britanniques. Toutefois, il reste des questions sur le statut des animaux domestiques, tout comme les assurances automobiles qui pourraient fortement nous impacter.

Nous transportons énormément d'animaux domestiques, avec leurs propriétaires, c'est un gros marché pour nous, nous sommes inquiets si demain le Royaume-Uni perd son statut à ce niveau.

"Nous n'avons rien demandé à personne"

TourMaG.com - Justement, le négociateur envoyé par Boris Johnson a dit en début de semaine qu'il refusera que l'Union européenne lui impose des règles. Nous sommes dans un bras de fer politique.

Christophe Mathieu :
Exactement, pour nous la complexité, sans vouloir faire de politique, c'est que nous nous retrouvons entre les deux camps.

Les négociations vont durer pendant des mois. Cela crée un halo d'inquiétude, surtout que les positions seront très marquées des deux côtés.

Comme c'est parti, nous pourrions nous retrouver avec une convergence des positions à l'automne 2020, il nous restera alors quelques mois pour nous adapter. Nous risquons tous de naviguer à vue pendant encore quelques mois.

TourMaG.com - Que vous dit le gouvernement français ?

Christophe Mathieu :
Malheureusement, le Gouvernement ne nous dit pas grand-chose, car le pouvoir est dans les mains de la Commission européenne et Michel Barnier.

Ils sont bien conscients de la négociation et des enjeux au niveau du commerce, mais nous-mêmes nous sommes bien conscients que cette négociation dépasse le cadre de l'impact des seules régions frontalières.

TourMaG.com - L'Europe va vouloir montrer que s'il est difficile d'y entrer... la sortie est encore plus douloureuse ?

Christophe Mathieu :
Oui, mais l'Europe doit aussi prendre conscience que des régions frontalières du nord de la France ou des entreprises comme Brittany Ferries, mais aussi les pêcheurs, sont très exposés.

Il va falloir que le gouvernement et l'Union européenne intègrent que nous n'avons rien demandé à personne, et peut-être prévoir des matelas pour absorber le choc en fonction de l'issue des négociations.

"Des entreprises créent beaucoup de richesses en France...De là à demander de l'argent"

Brittany Ferries représente chaque année 2 millions de passagers pour 450 millions d'euros de chiffre d'affaires - Crédit photo : Brittany Ferries
Brittany Ferries représente chaque année 2 millions de passagers pour 450 millions d'euros de chiffre d'affaires - Crédit photo : Brittany Ferries
TourMaG.com - Vous demandez une aide financière ou logistique ?

Christophe Mathieu :
Nous leur demandons simplement de bien avoir conscience que des entreprises créent beaucoup de richesses en France, notamment dans les territoires de Normandie et Bretagne, et sont très exposées.

De là à demander de l'argent, ce n'est pas forcément comme cela que je formulerais notre requête, mais ils doivent avoir conscience que nous pourrions avoir des impacts lourds.

Surtout que dans le même temps, nous menons une opération pour renouveler notre flotte qui va nous demander des moyens importants. Nous avons bien en tête que nous avons notre rôle à jouer pour réduire les émissions carbone et améliorer la performance énergétique en général.

TourMaG.com - Vous attendez de nouveaux navires. Que pouvez-vous nous dire sur ce renouvellement ?

Christophe Mathieu :
Nous attendons un navire tout neuf au départ de Ouistreham (Normandie, ndlr) qui sera propulsé au GNL. Ce carburant émet beaucoup moins d'oxyde d'azote, de particules et environ 20% de CO2 en moins, comparativement au pétrole.

Il faut savoir que le GNL est aujourd'hui la seule alternative dans le secteur des liaisons maritimes. Puis nous avons 3 navires en commande en Chine, dont 2 au GNL.

Autrement dit Brittany Ferries veut muter sa flotte dans un premier temps au GNL. Mais évidemment si demain la technologie nous permet d'accéder pour un coût relativement raisonnable à des carburants plus propres, nous ferons cette transition.

"A terme, nous attendons une baisse de 40 à 45% de nos émissions"

TourMaG.com - Vous venez aussi d'annoncer un investissement dans le rail, en créant une ligne entre Cherbourg et Bayonne, pourquoi ?

Christophe Mathieu :
Tout d'abord, nous travaillons sur ce projet très activement, mais sans acheter des trains et cela concernera seulement le fret.

La particularité que nous avons, plus que l'aérien, est que nous avons deux activités importantes, à savoir le tourisme et le fret, et l'un ne peut pas exister sans l'autre.

L'idée générale est de proposer un service nouveau, pour compléter notre offre maritime, avec une régularité (un trajet aller-retour chaque jour, ndlr), mais ce n'est en rien un abandon de nos liaisons maritimes vers l'Espagne, plutôt un complément.

L'idée étant ensuite de transporter 40 wagons vers Cherbourg, puis de les emmener en Angleterre. Cela doit nous permettre d'anticiper une amélioration de nos performances énergétiques et aussi d'aider à la mutation du fret vers une activité non accompagnée et faire baisser les camions sur la route.

TourMaG.com - Toutes ces dispositions doivent faire baisser vos émissions dans quelle proportion ?

Christophe Mathieu :
Le train sera mis en oeuvre au printemps 2021, la livraison du dernier bateau se fera en 2023. A terme, nous nous attendons à baisser nos émissions de 40 à 45% par rapport à ce que nous réalisons aujourd'hui.

Attention, le développement du fret vers l'Espagne se fait car nous transportons aussi 300 000 passagers vers la péninsule ibérique. Et même si les Britanniques restent la première clientèle étrangère de la France, notre pays est la 2e destination des Britanniques, très loin derrière l'Espagne.

Vous savez, Brittany Ferries représente chaque année 2 millions de passagers pour 450 millions d'euros de chiffre d'affaires.

"Nous ne sommes pas en panique...mais nous sommes soucieux"

TourMaG.com - Depuis le coup de gueule du président de Brittany Ferries, les politiques français ont-ils réagi ?

Christophe Mathieu :
Nous sommes en relation permanente avec eux, et en même temps, les enjeux leur ont été clairement exposés. Les députés et les ministres nous ont entendu la semaine dernière, maintenant nous devons laisser les négociations aboutir.

Je peux vous dire que nous suivons le Brexit et son dénouement comme le lait sur le feu.

Les gens ont tendance à oublier quelque chose, le Royaume-Uni n'avait pas adopté l'euro, ni ne faisait partie de l'espace Schengen, donc les contrôles existent déjà, nous espérons juste qu'ils ne soient pas plus lourds.

Après il faut aussi que demain l'Etat fasse correspondre les nouvelles procédures avec les effectifs régaliens, pour éviter tout engorgement.

TourMaG.com - Avez-vous estimé les pertes liées au Brexit ? Que ce soit avec la baisse de la livre ou du trafic...

Christophe Mathieu :
Nous ne pouvons pas faire tourner en même temps deux mondes, personne ne saura jamais quelle serait la vie si le Royaume-Uni avait voté différemment.

Une chose est sûre, entre la baisse de la livre sterling et de l'activité, nous estimons que cela nous a coûté une centaine de millions dans nos résultats en quatre ans.

Pour une entreprise comme la nôtre qui doit renouveler sa flotte, ce n'est pas un petit accident de parcours.

TourMaG.com - La pérennité de l'entreprise est assurée ?

Christophe Mathieu :
Aucune entreprise ne pourra jamais dire qu'elle est pérenne pour les 20 prochaines années. Nous ne sommes pas en panique non plus, nous ne sommes pas non plus à moins 30%, mais nous sommes soucieux.

Avec tout ce que je vous ai dit, l'impact que pourrait avoir l'issue du Brexit sur l'économie britannique, ce sont des paramètres fondamentaux pour les 10 ans à venir.

L'Irlande "ne peut pas être une solution de repli en cas de Brexit fort"

TourMaG.com - Comment analysez-vous la situation de la société anglaise ?

Christophe Mathieu :
Sans rentrer dans la politique, ni les polémiques, la société anglaise a donné un mandat clair à Boris Johnson qui est de sortir de l'Europe.

Il y a un point que j'aimerais soulever : Brittany Ferries a aussi ouvert une ligne entre l'Irlande et l'Espagne, pour anticiper les impacts du Brexit dans notre métier.

Le pays est très soucieux, même s'il figure dans l'UE, du reste de ses relations avec l'Europe concernant sa logistique, car beaucoup de choses sortent de l'Irlande pour passer par le Royaume-Uni et revenir sur le continent.

TourMaG.com - Pensez-vous adapter d'autres lignes au départ ou vers la France ?

Christophe Mathieu :
Nous avons ajouté un départ depuis Roscoff vers l'Irlande, toutefois le pays ne peut pas être une solution de repli en cas de Brexit fort.

Dans notre métier, nous nous basons sur des informations assez basiques, notamment sur la démographie, l'économie et la population.

Nous avons pris les devants, nous irons chercher de la croissance sur l'Irlande s'il le faut, mais cela ne peut pas représenter un marché prioritaire, quand le Royaume-Uni est 10 fois plus peuplé que l'Irlande.

Romain Pommier Publié par Romain Pommier Journaliste - TourMaG.com
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