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Venise au pic de la crise : comment sortir de l’ultra-dépendance au tourisme ?

La crise a vidé la ville de tous ses touristes


C’est la ville la plus unique du monde, une ville à mesure d’homme, qui rassemble l’eau et l’art, c’est-à-dire la nature et la culture. Silencieuse parce que sans voiture et praticable à pied et en bateau, elle laisse les humains au centre, dans la beauté et l’harmonie.


Rédigé par le Samedi 4 Avril 2020

Un employé municipal désinfecte la place Saint-Marc, lieu emblématique de la cité italienne, dépeuplée, le 11 mars dernier. Marco Sabadin / AFP
Un employé municipal désinfecte la place Saint-Marc, lieu emblématique de la cité italienne, dépeuplée, le 11 mars dernier. Marco Sabadin / AFP

Elle est le résultat de l’entêtement et de la ténacité de l’homme qui, au cours des siècles, a réussi à transformer un environnement hostile et marécageux, composé d’un archipel de 118 petites îles, en une ville sise sur l’eau, un chef-d’œuvre de l’urbanisme, unique et inimitable. Venise fascine depuis toujours au point d’être devenue la destination superstar universelle.






Le Grand Canal en juillet 2019.
Anne Gombault



Catastrophes et vulnérabilités



La pandémie mondiale de coronavirus qui frappe durement l’Italie rend fatale l’erreur stratégique fondamentale de Venise : avoir tout misé sur l’industrie du tourisme, en ayant oublié le principe de base de la diversification des risques.



La crise a vidé la ville de tous ses touristes, qui ne reviendront qu’après son règlement dans leurs pays et en Europe. L’impact sur l’économie de Venise, déjà mise à mal par la grande marée de l’automne dernier, est catastrophique. Le fait que, de façon paradoxale, la crise restitue l’image d’une ville calme où il fait bon vivre, éliminant complètement les problèmes relatifs à l’action des vagues, à la pollution et au tourisme de masse, ne change rien aux lourdes pertes qui lui sont infligées, le vide détruisant de nombreuses activités.





En Italie, l’eau des canaux de Venise se clarifie (Euronews, 18 mars 2020).



La Sérénissime ne l’est plus : fragile, elle est depuis longtemps trop exposée à diverses menaces qui l’ont endommagée et la mettent en péril. Ces dangers, en apparence d’origine naturelle, sont en fait exacerbés par l’intervention de l’homme : l’affaissement du sol, les grandes marées (acqua alta) et l’action des vagues. Venise s'est affaissée de 33 cm au cours des dernières décennies en raison de l’extraction du méthane dans le sous-sol et de l’eau dans les nappes phréatiques à des fins industrielles.



L’élévation progressive du niveau moyen de la mer et les travaux effectués dans la lagune ont aggravé les grandes marées qui régulièrement submergent les rues, comme à l’automne pendant 45 jours avec un niveau de l’eau atteignant 187 cm au-dessus du niveau de la mer. Résultat, plusieurs centaines de millions d’euros de dommages – musées, monuments, églises, commerces, habitations, entrepôts, infrastructures –, dont 4 millions d’euros pour la seule basilique Saint-Marc, et une chute de 40 % des réservations hôtelières.



La « disneyfication » de la ville



L’action des vagues, causée par les embarcations à moteur de transport de marchandises et de passagers et par la présence des navires de croisière, dégrade de manière incessante les fondations de la ville, nuisant à la stabilité des édifices, en plus de détruire l’écosystème végétal de la lagune par l’érosion des îlots herbeux submergés à marée haute et découverts à marée descendante, ainsi que des hauts-fonds.



Ces mêmes embarcations polluent l’eau et l’air et menacent l’intégrité des bateaux à rame et à voile traditionnels ainsi que la sécurité de leur équipage et de leurs passagers. En plus de défigurer Venise, les navires de croisière qui empruntent le canal de la Giudecca, trop près de la ville, mettent en péril son intégrité, comme en témoigne la collision de l’un d’entre eux avec la rive de San Basilio en juin 2019.





À Venise, ce bateau de croisière hors de contrôle a heurté un quai et semé la panique (BFM TV, 2 juin 2019).



Le « surtourisme », avec un flux d’environ 30 millions visiteurs par an pour une île d’à peine 51 000 résidents et un processus de « disneyfication » de la ville voit une substitution progressive de ses commerces traditionnels et de proximité par des commerces destinés au tourisme.



Cette tendance, amplifiée par la prolifération d’hôtels, de chambres d’hôte, d’appartements à louer à court terme et d’auberges de jeunesse à bas prix, a également rendu la ville inaccessible aux jeunes travailleurs ou étudiants vénitiens ou étrangers. D’une façon générale, ce flux crée un exode massif des habitants.



Une gestion ratée






« Venise est sauvée grâce au Mose », peut-on lire sur la pancarte ironique portée par un Pinocchio, le 12 novembre 2019, en réaction à l’inefficacité du projet de digues mobiles censées protéger la ville des marées hautes.
Umberto Rosin



Au cours des dernières 50 années, les problèmes énumérés précédemment ont été gérés par les nombreuses administrations qui se sont succédé à l’aide d’une approche de type « physiocratique » (laisser faire, laisser passer). Dans certains cas, les interventions ont même empiré la situation : le système de digues mobiles appelé Mose, qui aurait dû protéger Venise des grandes marées, projet approuvé dans les années 1980 ne fonctionne toujours pas malgré les quelque 6 milliards d’euros déjà engloutis.



Les travaux d’élargissement et d’excavation des passes ont augmenté la vitesse des courants de marée entrant et sortant, accélérant le processus d’érosion des barene, vitales pour l’écosystème lagunaire.



Si l’on modélisait la situation à l’aide de la théorie des jeux, il apparaîtrait que l’interaction entre les décisions des individus – motivées par la poursuite des intérêts personnels – produit un résultat « non optimal » pour le système. Il est donc crucial qu’un décideur public, ayant comme objectif l’intérêt général, coordonne activement les politiques de gouvernement de la ville dans une optique à long terme.



Retrouver l’identité artisanale et créative



Pour restituer Venise à ses habitants et au monde entier, les solutions créatives passent par le rétablissement de ses caractéristiques patrimoniales fondamentales. La ville peut notamment s’inspirer de ce qu’elle a été dans le passé, au centre du monde occidental : une place centrale pour l’être humain, gouvernée par une ingénierie sociale et culturelle innovatrice. Une diversification des activités de production s’impose pour sortir de l’ultra-dépendance au tourisme et redonner un sens authentique à la ville.



En premier lieu, l’artisanat d’exception développé au fil des siècles qui survit difficilement aujourd’hui peut être soutenu par des mesures incitatives pour les entreprises de production. L’atelier de tissage Tessitoria Luigi Bevilacqua, la fonderie Valese, les artisans de l’association El Felze, la construction navale de bateaux traditionnels de taille modeste avec ses maîtres charpentiers de marine, les centaines d’artisans disséminés dans Venise et sur ses îles, experts dans l’art de travailler le verre, le cuir, le papier, les métaux précieux, etc., ne sont que quelques exemples de ce cluster de patrimoine immatériel à revitaliser.



Ces trésors pourraient être valorisés d’une part, par une politique efficace d’habitation et, d’autre part, par la régénération d’espaces uniques à vocation industrielle tels l’Arsenal de Venise. Le chantier naval, qui couvre 15 % de la surface de la ville n’est par exemple, encore aujourd’hui, que partiellement utilisé lors de la Biennale de Venise, le grand rendez-vous bisannuel du marché de l’art contemporain.






L’Arsenal de Venise, en juillet 2019.
Anne Gombault



Un autre axe de développement concerne la mise en œuvre d’un centre d’excellence pour faire en sorte que Venise, ville universitaire importante avec l’Università Ca’Foscari Venezia et l’Istituto Universitario di Architettura di Venezia, redevienne le foyer de talents créatifs qui a accueilli et vu naître de célèbres architectes (Sansovino), peintres (le Tintoret), artistes (Léonard de Vinci) ou scientifiques (Galilée), en leur offrant le meilleur environnement créatif de l’époque.



Pour un développement durable



Privilégier un virage écologique durable de Venise et sa lagune est devenue une urgence. Une attention renouvelée pour la production agricole valoriserait l’entrepreneuriat local, en soutenant la vocation de l’arrière-pays et des îles comme Sant’Erasmo et Vignole. Ce virage renforcerait le commerce vénitien et favoriserait les centres traditionnels comme le marché du Rialto en plus d’encourager la désintermédiation et les modes de distribution compatibles avec la ville et ses traditions.



De plus, un ensemble de mesures d’ordre pratique pourrait s’adresser, par exemple, à toutes les embarcations à moteur de transport de marchandises et de personnes dans le but de diminuer l’action des vagues ainsi que la pollution ambiante et sonore aux fins de protection des habitants, de la ville et de son écosystème.



Les solutions mises en avant par les différents comités citoyens et associations proposent de redessiner les coques des bateaux, de remplacer les moteurs diesels par des moteurs électriques, d’installer des GPS sur les embarcations pour en surveiller la vitesse, d’augmenter les mesures de contrôle électronique du trafic et de la pollution, de modifier l’itinéraire des navires de croisières pour leur interdire d’entrer dans la lagune de Venise.



Pour la protection de Venise contre les grandes marées, des études proposent d’injecter de l’eau dans le sous-sol afin de rétablir le niveau de la ville et de freiner son affaissement, tandis que d’autres suggèrent de fermer de manière permanente les entrées de la lagune et de construire des pompes hydrauliques chargées d’effectuer l’échange d’eau entre la mer Adriatique et la lagune.



Il s’agit de repenser le développement d’un tourisme durable et averti, qui valorise, par exemple, la biodiversité de son habitat lagunaire, ses traditions agroalimentaires ainsi que les nombreuses zones de la « Venise cachée », souvent ignorées par les touristes. Enfin la ville gagnerait à réguler son flux touristique en lissant la courbe de la demande par une taxe de séjour variable en fonction des périodes de fréquentation, permettant ainsi de financer les projets énoncés ci-dessus.The Conversation



Anne Gombault, Professeur de management, directrice du centre de recherche Industries créatives Culture, Kedge Business School et Umberto Rosin, Co-directeur scientifique du MS Management des biens et activités culturels, Università Ca'Foscari



Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.





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