Comment la Manche réinvente la cohabitation entre les touristes et ses habitants [ABO]

Ce n’est pas, a priori, l'un des territoires les plus marqués par le tourisme.

Et pourtant, son agence d’attractivité ne cesse de faire parler d’elle grâce à ses campagnes innovantes. En juin 2021, alors que l’industrie se cherche un avenir, Attitude Manche sort un film baptisé Immersion, de 52 minutes, qui sera même projeté au cinéma.

Il relate, avec un esthétisme puissant, la rencontre de trois femmes et de trois hommes dont la vie est rythmée par les vents, courants et marées. Cette campagne forte sera récompensée aux Rencontres du e‑tourisme de Pau.

Puis, au printemps dernier, l’agence récidive avec Equinoxe. Cette nouvelle campagne est, cette fois, conçue comme un manifeste où visiteurs, touristes et habitants deviennent acteurs de la préservation du territoire. Une action ancrée dans l’ADN de l’institution.

"Nous sommes devenus une agence d’attractivité en 2017, sans pour autant délaisser notre pilier autour du tourisme. Nous le faisons évoluer vers le bien‑vivre.

Nous sommes convaincus qu’il y a de plus en plus de porosité entre ce qui relève du tourisme, de la vie quotidienne et la qualité de vie.

Quand on valorise le cadre de vie, on s’adresse autant à un voyageur qu’à une personne qui pourrait venir s’installer ici," recontextualise Paul-Vincent Marchand, le directeur général d'Attitude Manche.

Au moment de refondre son écosystème digital, toutes les marques et initiatives ont été fusionnées dans un seul site : que vous soyez touristes, habitants ou candidats à l’installation, tout le monde entre par la même porte.

Une posture désormais adoptée dans le département voisin, par Calvados Attractivité, lors du lancement de sa plateforme Explore Calvados, en s’adressant à la fois aux visiteurs en quête d’authenticité et aux futurs ou nouveaux habitants, en recherche d’informations utiles.

C’est ainsi que l’image et la communication autour de ce territoire ont été repensées.

Il faut dire aussi que dans la Manche, le tourisme n’est pas celui de Paris, Lourdes ou des Alpes, mais se rapproche davantage de celui de la Bretagne ou d’autres régions littorales.

Ce sont avant tout les habitants des départements environnants, principalement du Calvados et de l’Orne, qui rejoignent leurs résidences secondaires. Celles-ci représentent 70% des nuitées.

"Tous les gens qui viennent habiter et travailler dans la Manche sont les premiers à profiter des installations touristiques. Tout est lié, les choses sont beaucoup moins cloisonnées qu’autrefois.

De plus, nous n’avons pas la volonté que le territoire devienne plus fréquenté ; nous visons un véritable équilibre. Nous n’avons, par exemple, aucune stratégie pour développer l’accueil des touristes étrangers.

Nous avons plus intérêt à ce que les personnes qui possèdent une résidence secondaire viennent y passer un week-end de plus par an plutôt que d’attirer un touriste chinois ou américain supplémentaire.

C’est une filière économique à part entière qu’il faut maintenir, améliorer et moderniser, tout en veillant à ce que cela ne se fasse pas au détriment des sites naturels, ni de la qualité touristique," poursuit Paul-Vincent Marchand.

À l’image d’Equinoxe, Granville, l’une des stations balnéaires phares du département, a présenté son "schéma d’équilibre touristique" et non un plan de développement massif de l’activité.

Cette notion d’équilibre est intéressante, puisque la Manche est loin d’être submergée par les touristes.

Bien sûr, il y a le contre‑exemple international du Mont‑Saint‑Michel, ainsi que quelques hotspots liés au tourisme de mémoire, ou encore cette image du "Monaco du nord" collée à Granville, mais dans l’ensemble, le secteur pèse 7 % du PIB, contre 39 % en Corse.

"Notre enjeu est surtout démocratique. Nous connaissons une dynamique économique très forte, et nous avons des besoins importants en ressources humaines. Notre objectif est de convaincre les touristes de prolonger leur séjour et, même, d’y vivre.

Notre public cible est constitué de trentenaires et quadragénaires, ceux qui se posent des questions sur leur environnement avec l’arrivée d’un nouveau-né," illustre Paul-Vincent Marchand.

Et pour attirer ces futurs cadres et nouvelles forces vives, la Manche a plus d'un atout... dans sa manche, car le tourisme n’a pas encore colonisé tous les recoins du territoire.

L’activité n’y est pas de masse et son pendant marchand est assez peu répandu.

"C’est un atout ; je ne parlerais pas de sous-tourisme, mais plutôt d’un autre tourisme, plus proche de la nature et entièrement aligné sur les tendances actuelles," commente le DG d'Attitude Manche.

Ce n'est pas son seul point fort. Parmi les départements français les moins denses, le territoire laisse encore une grande place à la nature. Une nature verdoyante et au climat pas toujours clément.

Ce qui n’était pas toujours une force par le passé le devient dans un monde surchauffé par un urbanisme galopant. "Nous avons adopté un axe de communication très fort, très assumé et aussi esthétique.

Dans nos films et campagnes, nous voulons montrer le côté très puissant et brut de nos terres et de nos éléments. Beaucoup de régions revendiquent une certaine authenticité qu’elles incarnent finalement assez peu.

Nous avons été l’un des premiers départements à nous présenter tels que nous sommes vraiment. Chez nous, il pleut, il y a du vent : nous ne montrons pas forcément des images de grand ciel bleu ou de plages baignées de soleil, nous assumons.

Il y a cinq ou six ans, nous avions lancé une campagne sur la Manche en hiver, avec des photos de boue et de mauvais temps," partage Paul-Vincent Marchand.

Certains élus et professionnels ont eu peur de présenter des images plus conformes à la réalité météorologique des lieux.

Finalement, ces communications montrant de gros nuages gris sont également celles le plus plébiscitées sur les réseaux sociaux et le web. Une authenticité qui plaît aussi aux habitants.

"Nous avons fait une étude dont le résultat est sans appel : 99 % des habitants sont fiers d'être Manchois.

C’est un score énorme. Avec ces campagnes, nous n’allons pas seulement parler aux visiteurs, mais aussi créer un sentiment de fierté et d'appartenance chez les Manchois. C’est clairement assumé.

Comme en Bretagne ou au Pays basque, dans ces territoires où un esprit particulier se dégage, du caractère ; ce sont aussi des lieux attractifs pour les touristes," dévoile le directeur général.

Il faut dire que ce bout de terre est presque une île, un territoire à part.

A la fois rattaché au continent, tout en se projetant vers la mer, il est en France, mais à portée de caillou du Royaume-Uni. Il est normand, tout en étant influencé par la Bretagne voisine qui lorgne depuis des siècles sur son Mont-Saint-Michel.

Pour se démarquer parmi toutes ces marques touristiques françaises, la Manche a choisi d’assumer son terroir, sa rusticité, le tout mis en valeur par un certain esthétisme.

"Avec Equinoxe, la démarche a été de se dire : on ne respecte que ce que l’on connaît bien. Nous sommes une agence de développement touristique, mais nous veillons particulièrement à ce que les touristes ne perturbent pas les écosystèmes naturels, ni les habitants.

La notion d’acceptation est importante.

Le développement du tourisme ne doit pas se faire à n’importe quel prix ; cette quête de l’équilibre nous anime. Nous devons faire ce travail pédagogique auprès des visiteurs et des habitants, pour qu’ils se questionnent sur l’empreinte qu’ils laissent sur les territoires et sur la notion d’acceptation du touriste", poursuit le DG.

Être un touriste ne peut plus être réduit à venir dans un lieu pour y visiter les attractions principales et repartir avec sa boule à neige.

Les vacanciers doivent aussi s’interroger sur leur empreinte, leurs actions, et doivent découvrir les us et coutumes, les traditions, pour comprendre pleinement le lieu où ils se trouvent.

Pour Attitude Manche, ce travail de transmission est assuré aussi bien par les professionnels que par les habitants.

"Concernant la croisière, par exemple, jamais nous n’en faisons la promotion. Je grossis un peu le trait mais la Manche n’est pas faite pour tout le monde. Ici, nous n’avons pas de resort, il ne fait pas 35 °C," assume le directeur.

Dans un monde en quête de transparence, les destinations doivent l’être aussi. D’autant que l’argument d’un climat plus tempéré, épargné par les températures extrêmes va très rapidement devenir un axe de communication, au vu de la canicule qui s’installe sur une partie du pays.

D’ailleurs, l’évolution du climat et ses aléas font partie des principaux enjeux du département.

"La problématique du recul du trait de côte et du risque de submersion menace 50 % de notre littoral du fait du réchauffement climatique. Nous allons devoir mener un important travail d’adaptation et de relocalisation des activités touristiques situées en bord de mer.

Un premier camping va déménager. Ce n’est pas tant une question financière que le traumatisme créé, cela laisse beaucoup de traces au sein de la population," partage Paul-Vincent Marchand.

Et pour éviter le statu quo, mais aussi pour que les habitants anticipent les catastrophes à venir, l’agence d’attractivité assume son rôle de transmetteur de connaissances.

Elle travaille avec le GIEC normand, afin de lister tous les équipements touristiques, loisirs et restaurants qui seront impactés par cette menace.

Si le réchauffement climatique est une menace, il est aussi - un peu cyniquement - une opportunité. À mesure que le thermomètre devient insupportable dans le sud, les flux touristiques remontent vers le nord de la France.

"Nous enregistrons chaque année une progression du nombre d’Italiens et d’Espagnols, même si ce sont de petits volumes. Je ne pense pas qu'un jour, nous communiquerons sur la douceur de vivre ici, comparativement aux grandes chaleurs ailleurs en France, je ne suis pas sûr que ce soit très positif. Les touristes cherchent principalement le soleil et la chaleur" estime-t-il.

Quant à la question de la décarbonation du tourisme, "c’est un sujet complexe, car nous sommes une destination très dépendante de la voiture.

Nous tentons de mettre en avant la voie ferroviaire car un territoire sans gare TGV renvoie l’image d’une région enclavée, peu dynamique".

Pour le directeur d'Attitude Manche, "nous allons arriver à un tourisme à deux vitesses entre les endroits desservis par une ligne à grande vitesse et ceux qui n’en ont pas".

Par ses action, la Manche démontre que le tourisme n'est pas seulement une activité prédatrice, tant qu'elle est encadrée et n'oppose pas les habitants aux touristes.

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